COOPÉRATIVES

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Les vingt-huit ouvriers tisserands qui fondèrent, en 1844, dans une bourgade située aux portes de Manchester, la Société des équitables pionniers de Rochdale ignoraient sans doute qu’ils entraient du même coup dans l’histoire. Ce n’était pourtant pas la première des coopératives: dans le Jura, depuis le XIVe siècle au moins, les producteurs de lait transforment en commun ce dernier en gruyère de comté, car la fabrication d’une meule nécessite beaucoup plus de lait qu’un seul éleveur n’en dispose. Les «fruitières» sont nées de cette pratique de coopération, et le système a ensuite été étendu au raisin, pour la vinification. De même, l’Association chrétienne des bijoutiers en doré est née à Paris, en 1834, dans la lignée des théories de Philippe Buchez, un médecin disciple de Saint-Simon. Toutefois, les quatre principes de base des pionniers de Rochdale sont toujours, après un siècle et demi, les fondements du mouvement coopératif: règle d’égalité (un homme, une voix), règle de liberté (chacun peut adhérer ou s’en aller, ou principe de la porte ouverte), règle de justice (la répartition des bénéfices se fait au prorata des activités de chaque membre), règle d’équité (la rémunération des apports en argent est limitée).

Les pionniers s’étaient associés pour constituer une coopérative de consommation: il s’agissait de mettre fin à des pratiques de prix usuraires. Pour les bijoutiers en doré, il s’agissait d’une coopérative de production: les statuts précisaient d’ailleurs que «l’association dans le travail est le véritable moyen d’affranchir les classes salariées, en faisant disparaître l’hostilité qui existe aujourd’hui entre les chefs d’industrie et les ouvriers». En 1864, Friedrich-Wilhelm Raiffeisen fonde à Heddensdorf, en Rhénanie, la première société coopérative de crédit mutuel. Il ne s’agissait même pas de collecter l’épargne des uns pour la prêter aux autres, mais seulement d’offrir aux banques prêteuses des cautions mutuelles, de sorte que les plus démunis, ceux qui n’ont pas de patrimoine à offrir en garantie, puissent malgré tout accéder au crédit. Ce n’est qu’ultérieurement que les caisses se mirent à collecter l’épargne, en vue d’instaurer des «circuits courts» entre sociétaires, les uns prêtant, les autres empruntant, tous étant solidaires en cas de non-remboursement. En France, cet exemple incite Louis Durand, un catholique conservateur, à créer, en 1893, une Caisse rurale et ouvrière sur le même modèle. Toutefois, l’État républicain ne voit pas d’un très bon œil ces initiatives plus ou moins cléricales: le Crédit agricole mutuel est créé en 1894, grâce à une loi préparée par Jules Méline, président du Conseil; il reçoit de l’État une aide décisive qui va lui permettre de l’emporter largement sur le Crédit rural mutuel. 1888 voit la naissance de la première coopérative agricole française, la Laiterie coopérative de Chaillé, sur un modèle danois datant de 1882. Des coopératives d’habitation, de commerçants, de transport, d’artisans, de marins ou d’armateurs vinrent s’ajouter peu à peu à ces dignes ancêtres pour former ce qui constitue aujourd’hui le mouvement coopératif: divers, parfois même bigarré, mais rassemblé autour de principes de base communs, ceux de Rochdale.

La coopération et son esprit

L’inspiration des coopératives puise à plusieurs sources. Pour certains, il s’agissait de créer une autre société, de type socialiste, dont la coopérative, avec ses principes égalitaristes, serait la cellule de base. Jean-Baptiste Godin légua ainsi, à sa mort, son Familistère – une grande entreprise à l’époque – au personnel, qui le transforma en coopérative de production en 1880. Pour d’autres, les coopératives sont, selon l’expression de Charles Gide, grand universitaire, oncle de l’écrivain et théoricien des coopératives de consommation, «filles de la misère et de la nécessité»: pour ceux qui sont dépourvus de moyens financiers, le regroupement et la solidarité sont les seules armes disponibles. Charles Gide, en 1890, espérait que les principes coopératifs, en se généralisant, changeraient à la longue la nature même du système social, et qu’une «République coopérative» pourrait ainsi voir le jour, qui permettrait le dépassement des antagonismes de classe et la naissance d’un autre système social, ni capitaliste ni socialiste. Pour d’autres, enfin, plus conservateurs, et souvent liés à l’Église catholique, il s’agit non de bouleverser la société, mais de permettre aux plus démunis de s’y faire une place, d’échapper à la logique de l’exclusion et de la pauvreté.

Socialisme utopique, réformisme et catholicisme social se rejoignent cependant pour promouvoir une forme d’entreprise qui ne se limite pas au seul champ économique. La coopérative a une finalité collective: son activité n’est qu’un moyen. Le but, en revanche, est éthique, et c’est pourquoi le respect des principes fondateurs est si important. Contrairement à l’entreprise «capitaliste», qui ne se reconnaît pas de responsabilité sociale, l’entreprise coopérative revendique celle-ci bien haut, parfois jusque dans son nom: L’Émancipatrice , La Fraternelle ... Certes, il s’agit d’une responsabilité limitée à ses membres, actuels ou futurs. Mais, du fait du principe de la porte ouverte, toute personne peut, un jour ou l’autre, devenir membre: c’est donc toujours plus ou moins pour le bien de toute la collectivité que, au moins en théorie, une coopérative se constitue et fonctionne.

Cette responsabilité sociale s’est exprimée de façon différente selon les pays ou les moments, mais elle a toujours été revendiquée fortement. Ainsi, en France, la Fédération nationale des coopératives de consommation avait créé un Laboratoire d’analyses coopératif (il a disparu en même temps que la Fédération, au début des années quatre-vingt) qui a été une des bases du mouvement consumériste. En Grande-Bretagne, le Retail Organization Group (R.O.G.) et la Cooperative Retail Service (C.R.S.), les deux principales coopératives de consommation, ont réinvesti leurs bénéfices dans un impressionnant ensemble d’usines agro-alimentaires et d’exploitations agricoles, dans une banque coopérative et dans une société d’assurances. Le groupe Mondragon – ensemble de coopératives de production basques situées en Espagne – s’est fixé pour mission de faire du Pays basque espagnol une zone de plein emploi. À l’inverse, le slogan du Crédit agricole pour lancer un nouveau produit d’épargne – «Découvrez les joies du capitalisme» – a suscité, en son temps, de nombreux remous, parce qu’il rompait avec les thèmes de solidarité ou de mutualisme qui étaient traditionnellement avancés par les organismes bancaires coopératifs.

La coopérative est un groupement volontaire de personnes, qui s’associent sur une base égalitaire en vue d’effectuer une activité de nature économique (production, consommation, vente, crédit, logement, etc.) et qui en partagent les résultats éventuels en fonction de l’activité de chacun des membres. Ces derniers peuvent être des travailleurs (coopérative ouvrière de production), mais aussi des agriculteurs (pour vendre leur production, acheter du matériel ou des produits), des commerçants (pour acheter ou vendre en commun), des consommateurs, des artisans, etc. Cette définition générale permet de comprendre les caractéristiques de base de toutes les composantes du mouvement coopératif.

Volontariat et apport de fonds

La première caractéristique est le volontariat . La liberté d’entrer implique celle de sortir, d’où la taille variable des unités coopératives (les coopératives de production françaises sont «à personnel variable»). Comme il s’agit d’effectuer une activité économique, des fonds sont nécessaires: chaque membre devient coopérateur en acquérant des parts sociales ou des actions, dont le montant nominal est fixé à un niveau suffisamment bas pour ne pas constituer un obstacle à l’adhésion. Dans les coopératives de production, les coopérateurs affectent une part déterminée de leur salaire – de 1 à 3 p. 100, le montant étant fixé par les statuts – à la souscription de parts sociales (dans le cas d’une S. à R.L.) ou d’actions (dans le cas d’une S.A.). Dans les autres coopératives (agricoles, de crédit, de commerçants, de consommation, etc.), la souscription de parts est proportionnelle aux services rendus: livraison de produits agricoles, montant des prêts obtenus, achats effectués dans la coopérative, etc. Lors du retrait du coopérateur, ce dernier peut récupérer, s’il le souhaite, sa mise de fonds: le capital est donc d’un montant «variable». Seules les entreprises coopératives sont dans ce cas: dans les sociétés non coopératives, l’apport de fonds au titre de la souscription du capital social est définitif: les détenteurs d’actions ou de parts sociales peuvent, en revanche, les revendre. Cette disposition pourrait remettre en cause l’existence même de la coopérative, si un nombre important de coopérateurs décidaient de la quitter et de se faire rembourser. Aussi, habituellement, ce remboursement est-il pratiqué à la valeur nominale des parts.

Les exceptions sont fort peu nombreuses: en Suède, le coopérateur membre d’une coopérative d’habitat – et qui, à ce titre, détient des parts sociales lui donnant droit à habiter un logement déterminé – peut revendre ses parts au prix du marché. De cette manière, on espère responsabiliser l’usager: s’il a mal entretenu son logement (qui appartient à la société coopérative), il revendra moins bien ses parts. De même, la loi française de 1985 a créé la notion de «certificats coopératifs d’investissement», sorte d’apports de fonds effectués par des non-coopérateurs et donnant droit à une part des bénéfices éventuels. En cas de dissolution ou de partage de la société, ces certificats doivent être remboursés par une fraction de l’actif net (ce qui reste lorsque toutes les dettes sont payées) égale à «la proportion du capital qu’ils représentent». De même, depuis la loi de 1992, pour les coopérateurs qui se retirent, il est possible de revaloriser les parts pour tenir compte de la perte de pouvoir d’achat, à condition cependant que des réserves spécifiques aient été constituées à cet effet.

En dehors de ces quelques exceptions, le mouvement coopératif s’appuie sur le caractère impartageable des réserves, c’est-à-dire sur le fait que l’éventuelle valorisation de l’outil économique utilisé par la coopérative ne doit pas faire l’objet d’une répartition au profit des coopérateurs qui s’en vont. Or rembourser les actions ou parts à un montant plus élevé que celui de leur souscription reviendrait à partager cette valorisation, donc à réduire la valeur économique de l’outil, au profit de ceux qui s’en vont et au détriment de ceux qui restent ou qui arriveront. À travers cette notion de réserves impartageables, on retrouve l’idée que l’entreprise coopérative a une responsabilité sociale qui dépasse ses membres actuels.

Il s’agit là d’une règle déjà énoncée par Philippe Buchez en 1832: «Le capital social s’accroissant ainsi, chaque année, du cinquième des bénéfices, serait inaliénable; il appartiendrait à l’association, qui serait déclarée indissoluble, non point parce que les individus ne pourraient point s’en détacher, mais parce que cette société serait rendue perpétuelle par l’admission continue de nouveaux membres. [...] La fondation et l’accroissement du capital social, inaliénable, indissoluble, est le fait important dans l’association; c’est le fait par lequel ce genre de société crée un avenir meilleur pour les classes ouvrières.» La coopérative transcende les coopérateurs: le fruit du travail des uns peut ainsi faciliter le travail des autres. La solidarité s’exprime non seulement de façon horizontale – entre membres cherchant à atteindre un objectif commun –, mais aussi de façon verticale, entre générations. C’est d’ailleurs ce caractère impartageable des réserves qui, dans le régime coopératif français, justifie l’exemption fiscale dont les bénéfices non distribués font l’objet: devenant propriété collective des coopérateurs présents et à venir, ils n’ont pas à être taxés. Non pas, bien sûr, en raison de cette propriété collective, mais parce que les bénéfices non distribués ne peuvent, en aucun cas, enrichir les coopérateurs. Au contraire, dans une entreprise classique, les bénéfices non distribués entraînent une augmentation de la valeur marchande de l’entreprise: leur taxation frappe en quelque sorte la plus-value potentielle qu’ils provoquent au bénéfice des copropriétaires qui peuvent revendre tout ou partie de leurs parts ou actions à un prix supérieur à leur apport initial.

Un homme, une voix

La deuxième caractéristique des coopératives est leur base égalitaire : les coopérateurs pèsent tous d’un même poids, et le principe «un homme, une voix» résume, bien souvent, l’esprit coopératif. Bien entendu, la réalité sociologique est souvent fort différente du principe juridique. Ce dernier exprime seulement que, lors du vote, seuls les hommes comptent, et pas les capitaux qu’ils ont pu apporter. On pourrait appeler la coopérative une société de personnes, par opposition à société de capitaux, si ces termes ne renvoyaient, en droit commercial français, à des notions bien précises sur la responsabilité des associés et sur la liberté de cession de leurs parts. Cependant, une évolution semble se produire à propos de l’égalité juridique des associés. La loi de 1972 sur les coopératives agricoles a, en effet, introduit pour la première fois la notion d’associé non coopérateur. Certes, la loi dressait pour cette catégorie nouvelle une liste limitative et soulignait qu’il ne pouvait s’agir que d’organismes participant à l’activité agricole. Mais ces associés, n’étant pas coopérateurs, ont bénéficié d’une exception au principe égalitaire: comme ils apportaient des fonds, des marchés ou des savoir-faire, il convenait qu’ils puissent faire entendre leurs intérêts spécifiques et ne soient pas noyés dans l’ensemble de la coopérative sous prétexte qu’ils ne devraient pas peser plus que n’importe quel autre coopérateur. Ils bénéficient donc d’un nombre de voix proportionnel à leur apport, sous réserve, cependant, que ces voix non coopératives ne représentent pas plus d’un cinquième des droits de vote. La loi de 1983 sur les coopératives d’«entreprises familiales» (artisans, marins-pêcheurs, transporteurs) a repris un principe analogue, généralisé par la loi de juillet 1992, qui porte réforme du statut de la coopération. Désormais, des associés non coopérateurs peuvent détenir, au titre de leurs apports, jusqu’à 35 p. 100 des voix.

On voit ainsi apparaître une sorte de double collège électoral dans les coopératives: le premier regroupe les coopérateurs, qui pèsent chacun d’un même poids; le second regroupe les associés non coopérateurs, qui disposent de droits de vote proportionnels à leurs apports, dans la limite du plafond indiqué. Certes, ce plafond réduit le risque d’une perte de contrôle par les coopérateurs ou d’une décision qui ne recueillerait pas leur accord. Mais on ne saurait oublier que les coopérateurs ne sont pas forcément unanimes dans leur façon de voir: des alliances peuvent ainsi voir le jour entre une minorité de coopérateurs et des capitaux extérieurs, contre la majorité des coopérateurs. En outre, l’absentéisme ou la désaffection de certains coopérateurs vis-à-vis de leurs instances de décision peuvent aboutir à la même conséquence: ainsi, la fusion d’une importante coopérative de consommation britannique avec une autre a pu être approuvée par 517 coopérateurs sur... 160 000. Les autres étaient absents ou non représentés. Le risque d’une banalisation de la coopérative existe donc.

Ne serait-ce pas, au fond – diront certains –, mettre le droit en harmonie avec le fait? En effet, si l’ambition des fondateurs du mouvement était bien de type égalitaire, n’y a-t-il pas belle lurette que les coopératives fonctionnent de façon différente? C’est peut-être vrai pour une bonne partie d’entre elles, et notamment pour les plus grandes, qui ont besoin d’un exécutif fort, parfois même d’une personnalité exceptionnelle pour susciter l’adhésion et la participation sans lesquelles l’esprit coopératif n’est plus qu’une coquille vide. Mais il ne faut pas «pousser le bouchon» trop loin: de nombreuses coopératives continuent à fonctionner de façon démocratique. Même si peu d’entre elles sont allées jusqu’à pratiquer l’autogestion – et, lorsqu’elles l’ont fait, cela n’a pas été sans problèmes –, il reste que la participation dans les coopératives de production est nettement plus importante que ce que l’on constate dans les entreprises classiques pratiquant la même activité. L’information circule mieux, les coopérateurs s’impliquent davantage, et les résultats de l’entreprise sont généralement meilleurs.

Pourtant, là n’est pas l’essentiel, et il convient de bien marquer la différence de nature entre une banalisation que l’on pourrait qualifier de sociologique et la banalisation juridique: la banalisation sociologique de nombreuses coopératives – le fait qu’elles ne fonctionnent pas de façon différente des entreprises classiques qui leur font concurrence – provient d’une sorte d’usure interne, ou de règles de fonctionnement implicites qui peuvent être modifiées. Le propre d’une entreprise est de pouvoir réagir, de changer son mode de fonctionnement si elle le souhaite. Au contraire, la banalisation juridique est d’un autre ordre: elle efface les spécificités potentielles, elle crée des contraintes et des irréversibilités, elle engendre des rapports de pouvoir différents. C’est pourquoi on peut analyser cette évolution comme un indice de crise du mouvement coopératif. Elle n’a pas été voulue, elle s’est imposée. Le droit, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, révèle des modifications plus profondes, sur lesquelles il nous faudra revenir.

Partage des résultats

Le partage des résultats est, enfin, la troisième caractéristique fondamentale de l’entreprise coopérative. Il repose sur deux règles. La première est la limitation de la rémunération des actions ou parts sociales. La loi limite cette rémunération pour les coopérateurs (au maximum, le taux moyen de rendement des obligations émises par les sociétés privées). En effet, le principe de base de la coopérative est de rémunérer les associés non en fonction de leurs apports en capital, mais en fonction de leur activité. Il peut arriver que les deux types d’apports soient analogues: c’est le cas lorsque la souscription d’actions ou de parts sociales est fonction de l’activité. Mais il n’en est pas toujours ainsi: dans les coopératives de production, le nombre d’actions ou de parts sociales détenues par chaque associé dépend de son ancienneté, et pas seulement de son salaire. Notons cependant que ce principe de limitation de la rémunération des apports de fonds est, tout comme le précédent principe, et pour la même raison, remis en cause. Les associés non coopérateurs ne peuvent espérer percevoir de plus-values, puisque l’impartageabilité des réserves fait que leurs apports seront remboursés à leur valeur de souscription (sauf, nous l’avons vu, pour les certificats coopératifs), éventuellement majorée – comme la loi de 1992 en donne la possibilité – de la hausse du coût de la vie. Il est donc apparu nécessaire de rémunérer ces apports non coopératifs par une «sur-rémunération» de ce type de capitaux qui, de plus, peuvent être déclarés prioritaires, de sorte que des capitaux extérieurs seront rémunérés même si les capitaux coopératifs ne le sont pas. Toutefois, malgré ces évolutions, la règle de la limitation de la rémunération du capital demeure essentielle si bien que, dans la majorité des cas, seule une fraction des résultats est ainsi distribuée.

D’où la seconde règle: si le reste des résultats est distribué, il doit l’être en fonction de l’activité de chacun des membres de la coopérative et non en fonction de son apport financier. Ainsi, dans une coopérative de consommation, les coopérateurs percevront des ristournes proportionnelles à leurs achats; dans une coopérative agricole, les bénéfices distribués le seront proportionnellement aux apports de récolte (s’il s’agit d’une coopérative de commercialisation ou de transformation) ou aux achats (coopérative d’approvisionnement); dans une coopérative de crédit, les dividendes seront proportionnels aux emprunts, dans une coopérative de production, la «part travail» (ainsi appelle-t-on les résultats distribués) sera proportionnelle aux salaires. La coopérative, en effet, ne vise pas à rentabiliser des fonds investis, mais à «contribuer à la satisfaction des besoins et à la promotion des activités économiques et sociales de [ses] membres», pour reprendre les termes de la loi de 1992. Il est donc logique que les bénéfices distribués le soient au prorata de ces «activités économiques».

Crise du mouvement coopératif?

Toutefois, l’apparition d’associés non coopérateurs rompt cette belle unité: certains associés ne participent pas à l’activité de l’entreprise, mais se bornent à apporter des fonds, ou un actif quelconque, en vue d’en obtenir une rémunération. Leur intérêt n’est donc pas le même que celui des coopérateurs: ces derniers sont intéressés par l’activité elle-même – achats de biens, transformation de produits, accès au crédit, construction de logements, etc. –, tandis que les non-coopérateurs sont intéressés par le rendement de leurs apports. Pour les premiers, la rentabilité est un moyen et l’activité un but, tandis que, pour les seconds, elle est un but, et l’activité n’est qu’un moyen. Il est clair que cette dualité de points de vue modifie en profondeur le fonctionnement même de l’entreprise coopérative, puisque les objectifs des uns et des autres diffèrent. On peut supposer que ce n’est pas de gaieté de cœur, mais plutôt sous la contrainte, que les coopérateurs ont ainsi accepté qu’une logique étrangère à leurs propres finalités fasse irruption dans leur entreprise. En ce sens, les associés non coopérateurs sont révélateurs d’une crise du mouvement coopératif ou, au moins, d’une difficulté à remplir correctement sa mission. Cette crise est, pour l’essentiel, financière. Elle ne touche pas de la même manière toutes les composantes du mouvement coopératif.

Coopératives de consommation

Les coopératives de consommation sont sans doute les plus touchées par cette crise financière qui est devenue, en partie, une crise d’identité. Pourtant, les coopératives de consommation sont à l’origine du mouvement coopératif (pionniers de Rochdale) et ont été longtemps sa colonne vertébrale: l’Alliance coopérative internationale – fondée en 1895 – a été longtemps dominée par les coopératives de consommation. Celles-ci ont connu leur apogée dans les années soixante-dix. L’enseigne commune – Coop , en France, comme dans beaucoup d’autres pays – était un panonceau derrière lequel, en France, on trouvait 400 coopératives, regroupant 3,5 millions de ménages, soit un consommateur sur six, et qui possédait une douzaine d’usines agro-alimentaires, une banque, une centrale d’achat, etc. En Islande, les deux tiers des consommateurs adhéraient à une coopérative – record mondial –, en Suède 40 p. 100, au Danemark, en Suisse, en Grande-Bretagne de 30 à 35 p. 100, pour ne rien dire de l’ex-U.R.S.S., dans laquelle les coopératives disposaient du monopole du commerce rural. Vingt ans après, dans la majeure partie des pays, les coopératives de consommation ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes.

Il y a, certes, des exceptions. Ainsi, en Suisse, les douze coopératives régionales Migros – fondées en 1941 par Gottlieb Duttweiler, un richissime commerçant soucieux d’éthique – détiennent de 20 à 70 p. 100 de parts de marché du commerce alimentaire de détail, selon les produits, et possèdent treize usines, une banque, des hôtels, etc. Il est vrai que ce mouvement coopératif est quelque peu hétérodoxe, puisqu’il refuse de pratiquer la ristourne: les marges bénéficiaires sont plafonnées, et, lorsqu’elles dépassent les niveaux prévus, les prix de vente sont ajustés à la baisse, au profit de l’ensemble des acheteurs. Ce sont donc tous les clients, et non les seuls coopérateurs, qui profitent des résultats bénéficiaires du groupe. L’éthique coopérative, en revanche, se reconnaît à d’autres points: refus de vendre des boissons alcoolisées et du tabac, préoccupations écologiques affirmées (Migros a été la première enseigne à introduire la notion de «bilan écologique» pour mesurer l’incidence environnementale des produits et de leurs emballages), commerce «éthique» avec des coopératives artisanales du Tiers Monde, etc. Coop Suisse n’est pas moins dynamique: avec ses vingt-huit coopératives régionales, ses usines et sa société d’assurances, Coop-Suisse occupe la deuxième place, derrière Migros, dans le commerce de détail helvétique. Au Danemark, les coopératives de consommation sont stables et représentent 31 p. 100 des ventes de détail.

En revanche, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Québec, en France, les coopératives de consommation n’ont pas été capables de s’adapter au tournant commercial des années soixante-dix, qui a vu les grandes surfaces en libre service se substituer au commerce de proximité. En Grande-Bretagne, les coopératives de consommation étaient pourtant très puissantes. Leur part de marché dans l’alimentation de détail – 21 p. 100 en 1960 – a été divisée par trois. En Allemagne, la principale coopérative régionale, Coop Zentrale A.G., troisième groupe commercial du pays, a fait faillite à la fin de 1989, et ses principaux dirigeants ont été poursuivis pour falsification de bilans. Asko a dû se transformer en société privée classique pour survivre. Actuellement, les coopératives de consommation allemandes se réduisent pratiquement à la coopérative de Dortmund, avec 500 000 adhérents. En France, les Coopérateurs de Lorraine, qui étaient la plus grosse société coopérative de consommation, ont également fait faillite, tout comme Coop Bretagne. La centrale d’achat du groupe a été dissoute, ses unités de production vendues. Les Coopérateurs de Champagne ont dû s’allier au groupe de distribution Promodès (enseignes Continent , Champion ). Les Coopérateurs de Normandie ont créé une enseigne nouvelle, Le Mutant , spécialisée dans la vente de produits de «premier prix» et qui est gérée par une filiale non coopérative. Les Coopérateurs d’Alsace ont supprimé la ristourne, et une partie de l’activité a été transférée à des filiales non coopératives. Seule la Coop de Saintes tire son épingle du jeu et continue à vendre sous la célèbre enseigne, autrefois partout présente.

Toutes ces difficultés ne résultent pas d’une cause unique. Face à un petit commerce très peu concentré, ou éclaté en de nombreuses succursales, les coopératives n’avaient pas de mal à être compétitives, grâce à un système centralisé d’approvisionnement. Mais, face à un réseau de grandes surfaces, il n’en est plus de même: la compétitivité dépend de la capacité à réaliser des ventes «de masse» et de la pression que cela permet d’exercer sur les producteurs. C’est le nombre d’acheteurs qui fait la performance, non la capacité à comprimer les profits. Doubler les ventes au mètre carré permet de diviser par deux la marge commerciale, quand rémunérer faiblement le capital ne permet que de gagner un ou deux points: les grandes surfaces «capitalistes» ont fait baisser les prix de vente dans le commerce de détail beaucoup plus fortement que les coopératives, même les mieux gérées, n’y étaient jamais parvenues. Les Coop ont trop longtemps hésité à liquider leurs magasins de proximité au profit de quelques grandes surfaces: l’anonymat de ces dernières leur semblait contraire à l’esprit coopératif, parce qu’il ne permettait pas la personnalisation des liens unissant l’acheteur-coopérateur à «son» magasin.

Mais ce sont surtout des problèmes financiers qui ont freiné la conversion. Pour demeurer attractives et fidèles à leur mission, les coopératives ont été tentées de distribuer en ristournes une partie importante de leurs bénéfices, y compris lorsque ces derniers ont commencé à fondre en raison de la concurrence des grandes surfaces. C’est donc par endettement qu’elles ont pris le tournant de la modernisation de leur appareil commercial. Et cela à un moment où le niveau élevé des taux d’intérêt rendait ce type de financement très coûteux. Elles n’ont donc pu investir autant qu’il l’aurait fallu, et leur marge commerciale a diminué, sous la double pression des frais financiers et du laminage des prix par la concurrence. Il aurait fallu que les coopérateurs acceptent – comme ce fut le cas en Italie ou même en Grande-Bretagne – de renoncer à la ristourne traditionnelle, pour laisser aux sociétés les moyens d’une reconversion coûteuse.

A contrario, l’exemple de la Camif – une coopérative qui est la troisième entreprise française de vente par correspondance – montre que la formule coopérative est capable de fidéliser une clientèle, en jouant sur des prix compétitifs mais aussi sur une démarche «consumériste» (choix des articles, conseils aux clients, tests de qualité des produits), de préférence à une ristourne, qui est largement symbolique – d’autant qu’elle est payée en parts sociales, ce qui permet à l’entreprise de ne la verser qu’au moment de la radiation du sociétaire. La bataille sur les prix ne suffit plus à distinguer la coopérative des autres structures commerciales: il s’agit aussi d’instaurer une relation de confiance, presque de «partenariat», avec les sociétaires, ainsi que, de plus en plus souvent, une démarche que l’on pourrait qualifier d’éthique. Le succès de Migros repose sur le fait qu’elle est parvenue à concilier des prix bas et des produits «éthiques».

Les nouvelles coopératives de consommation qui se créent ont pour but de proposer à leurs sociétaires des produits de qualité (légumes biologiques, etc.), ou de provenance contrôlée (payés à un «juste prix» aux producteurs, par exemple). Issues d’une certaine recherche de justice sociale ou d’exigences écologiques, ces nouvelles coopératives sont généralement petites et fermées: seuls leurs sociétaires peuvent acheter (tandis que, dans les coopératives ouvertes, l’achat par des non-sociétaires est possible). Elles reposent largement sur le bénévolat et n’utilisent les relations marchandes que comme un moyen au service d’une fin qui est non marchande: contribuer à créer du sens et de nouvelles solidarités dans une société où le règne de la marchandise a eu tendance à les faire disparaître. Il s’agit moins de commerce que d’éducation: montrer que d’autres relations commerciales sont possibles, qui respectent mieux l’environnement, les producteurs et les consommateurs. À l’inverse, la crise des Coop est vraisemblablement liée au fait que, ces dernières ayant réduit leur action à la seule dimension du prix, les consommateurs les ont jugées sur ce seul terrain: comme les magasins coopératifs n’étaient pas les plus efficaces dans ce domaine, ils ont dû disparaître ou gommer leur identité coopérative.

Coopératives agricoles

Le problème des coopératives agricoles est un peu de même nature. Elles sont fort présentes dans le monde agro-alimentaire, avec environ 4 000 entreprises chargées de l’approvisionnement des exploitations agricoles, de l’écoulement ou de la transformation de leurs produits. On compte également 12 000 coopératives d’utilisation de matériel (agricole) en commun (Cuma). Au total, les coopératives agricoles réalisent un cinquième du chiffre d’affaires des industries agro-alimentaires, et un quart du commerce de gros alimentaire. Elles sont très présentes, notamment, dans le lait, puisqu’elles réalisent 60 p. 100 de la collecte laitière, et 40 p. 100 environ de la transformation. Le groupe coopératif Sodiaal (Société de distribution internationale des industries agro-alimentaires) occupe la septième place dans les industries agro-alimentaires classées selon leur chiffre d’affaires, et la première en ce qui concerne les produits laitiers. C’est également un groupe coopératif, Socopa, qui est en première position des industries de la viande, et une union de coopératives, U.N.C.A.C., qui arrive en tête des entreprises céréalières.

Ces groupes de très grande taille sont, en fait, des unions de coopératives. À la base, les coopératives agricoles sont souvent petites, voire très petites: hors Cuma, les trois quarts emploient moins de dix salariés (qui ne sont pas coopérateurs, puisque les sociétaires sont les apporteurs ou les utilisateurs de produits). Cela permettait aux coopératives d’être proches de leurs sociétaires. Bien adapté à l’approvisionnement de marchés locaux, ce réseau dense ne l’est plus dès lors qu’il s’agit de transformer les produits bruts, ou même d’approvisionner de vastes marchés, dominés par quelques acheteurs industriels ou exportateurs. En outre, mieux vaut vendre des produits transformés que des produits bruts: la concurrence tend à laminer les marges bénéficiaires sur les seconds, tandis que les premiers, dès lors qu’ils répondent à une demande en expansion ou qu’ils présentent quelque originalité appréciée des consommateurs, sont plus rémunérateurs. Les coopératives de base se sont donc regroupées, en fusionnant ou en créant des unions, en vue d’augmenter leurs moyens industriels et de créer des unités de transformation de la matière première agricole livrée par leurs sociétaires.

Dans un premier temps – les années cinquante et soixante –, il s’est agi surtout d’agro-industries, c’est-à-dire d’une transformation limitée portant sur des produits relativement banalisés: minoteries, raffineries de sucre, trituration de graines oléagineuses, malteries, laiteries produisant du beurre ou de la poudre de lait, conserveries de fruits ou de légumes, etc. Cette stratégie «industrialiste» a certainement permis d’améliorer le revenu des agriculteurs: leurs produits se vendaient mieux, et ils n’étaient plus prisonniers d’un marché local soumis aux aléas ou d’un gros acheteur dictant ses conditions. Mais ses limites étaient évidentes. La consommation alimentaire s’est progressivement modifiée, en même temps que les circuits de distribution évoluaient – montée de la grande distribution – et que les modes de vie se transformaient – travail féminin, journée continue. Pour pouvoir vendre dans de bonnes conditions, il fallait désormais proposer des produits élaborés et attrayants. Donc passer de l’agro-industrie à l’industrie alimentaire: de la poudre de lait aux yaourts, des légumes en conserve aux plats cuisinés, des carcasses de bœuf aux biftecks hachés, des légumes en vrac aux frites précuites ou aux salades prélavées, etc.

De telles évolutions exigent de gros capitaux et entraînent des risques accrus, industriels et commerciaux: les grandes surfaces distribueront-elles les produits, les consommateurs les achèteront-ils? Il devient indispensable de se doter d’une marque et de la faire connaître. Mais cette stratégie commerciale coûte très cher. Pour des entreprises habituées à commercialiser en grandes quantités un produit de base homogène, ce type d’aventure n’est pas évident.

Dans leur majorité, les coopératives n’ont pas franchi le pas de l’agro-industrie vers l’industrie alimentaire. Crainte du risque, donc de l’échec? Pour une part, sans doute. C’est ainsi que, dans l’industrie laitière, beaucoup de coopératives se sont bornées à transformer en poudre ou en beurre le lait de leurs adhérents: en cas de mévente, ces produits pouvaient être cédés, à prix garantis, à des organismes stockeurs européens. La marge bénéficiaire était donc faible, mais au moins le risque était-il nul. Mais une autre raison a joué: les agriculteurs attendent des coopératives qu’elles rémunèrent mieux leurs livraisons de matières premières. La ristourne coopérative est la preuve matérielle qu’il vaut mieux passer par la coopérative que par le secteur privé classique. Aussi, les coopératives ont-elles largement redistribué leurs excédents, de façon à fidéliser leurs adhérents et à être fidèles à leur raison d’être. Et, du coup, elles sont peu riches en fonds propres, c’est-à-dire en capitaux non empruntés. Certes, les sociétaires souscrivent des parts sociales en fonction de leurs apports. Mais la coopérative peut difficilement en augmenter substantiellement l’importance, sous peine de voir des agriculteurs préférer livrer à des négociants ou industriels privés qui, au moins, ne leur demandent rien.

Certains groupes coopératifs, cependant, ont franchi le pas. Yoplait, produit par la Sodiaal, qui regroupe sept coopératives ou unions de coopératives, est désormais la deuxième marque de yaourts en France, avec 20 p. 100 du marché. De même, la Cecab (coopérative bretonne de légumes) a lancé la marque D’Aucy et s’est diversifiée dans la commercialisation d’œufs (Mâtines). Coopagri (coopérative de Landerneau et dix-neuvième groupe agro-alimentaire français) détient la marque Paysan Breton et, en association avec la Cana (Coopérative agricole de La Noëlle-Ancenis), la société Laïta. La Casam (coopérative de la Manche) a créé une filiale, Soleco, qui a lancé la marque Florette (salades prélavées sous emballage d’azote). L’U.L.N. (Union laitière normande) a lancé les marques Cœur de Lion (camemberts), Elle et Vire (beurres, crèmes) et Mamie Nova (desserts lactés et yaourts). Mais, dans le cas de l’U.L.N., l’aventure a mal tourné: située en quatrième ou cinquième position nationale, la marque Mamie Nova n’a pu se maintenir sur les linéaires qu’au prix de gros rabais consentis aux centrales d’achats. En outre, l’U.L.N. a voulu s’internationaliser, en rachetant des sociétés espagnoles et belges, moyennant un endettement élevé, puisque les fonds propres – bénéfices non distribués et apports des coopérateurs – étaient insuffisants. Cet endettement a engendré des frais financiers très élevés, donc des pertes lourdes. L’U.L.N. a dû revendre Mamie Nova et céder l’essentiel de ses activités à une société gérée par le groupe privé Bongrain.

Quelle que soit la stratégie de développement choisie, celle-ci est gourmande en capitaux, ces capitaux dont manquent les coopératives agricoles (comme la plupart des autres coopératives). La loi de 1972 a instauré la notion d’«associé non coopérateur» pour tenter de résoudre le problème. Mais cela n’a pas suffi, pas plus que les innovations financières, destinées à permettre aux coopératives d’emprunter en rémunérant les créanciers en partie sur les bénéfices réalisés. Aussi, bon nombre de coopératives ont-elles choisi la voie de la «filialisation»: il s’agit d’apporter tout ou partie des actifs industriels à une société créée pour la circonstance. En échange de ces apports, la coopérative reçoit des actions et se transforme ainsi en holding, ou société qui détient des actions d’autres sociétés. Cette solution a l’avantage de permettre d’ouvrir le capital de ces filiales à d’autres apporteurs de fonds. Certes, la culture coopérative a souvent poussé à la création de filiales communes entre deux ou plusieurs coopératives: ainsi, l’association de Coopagri et de la Cana dans Laïta. Mais les «mariages mixtes» ne sont pas rares: Bressor a apporté sa filiale fromagère à Bongrain, qui en détient 66 p. 100. Des actionnaires privés sont également entrés dans Soleco (Casam) ou dans Arcadie (le premier groupe coopératif de viande, créé par Champagne viandes et Auvergne-Centre Sud, deux coopératives). Les coopérateurs perdent ainsi peu à peu le contrôle de ces filiales, devenues sociétés de droit commercial classique, tandis que l’apport de capitaux extérieurs modifie l’orientation dominante: il s’agit désormais de rentabiliser les capitaux investis, et non de valoriser les apports des coopérateurs. Certes, ces derniers ne sont pas dépossédés: si les filiales marchent bien, les dividendes qu’elles versent à la maison mère – la coopérative – sont distribuables sous forme de ristournes. Il n’empêche que, ce faisant, la coopérative se rapproche fortement d’une société de capitaux classique.

Coopératives de commerçants

Les coopératives de commerçants sont nées du désir de développer des enseignes communes permettant de fidéliser la clientèle et de bénéficier de conditions plus intéressantes de la part des fournisseurs. Les commerçants adhérents conservent la propriété personnelle de leurs magasins, qui peuvent donc être des sociétés: ce qu’ils mettent en commun, ce sont des moyens logistiques (entrepôts, circuits d’approvisionnement, catalogue de fournisseurs, éventuellement organisme groupé d’achat et de facturation) et une enseigne. Dans le non-alimentaire, les coopératives sont assez fréquentes: Intersport (ex-La Hutte), Krys 2000 (magasins d’optique), Plein Ciel (papeteries), Monsieur Bricolage, etc. Dans l’alimentaire, on trouve Système U et, surtout, Leclerc (l’enseigne Intermarché, bien que constituée par des commerçants indépendants, a choisi non pas le statut coopératif, mais la franchise, c’est-à-dire le droit d’exploiter une enseigne moyennant une redevance versée à la société qui coiffe l’ensemble).

La coopération commerciale n’est pas toujours un gage de plus grande solidité: ces dernières années, Codhor (coopérative de bijoutiers) et Codec (coopérative de détaillants en alimentation) ont fait faillite, faute d’avoir réussi à lutter contre la concurrence des grandes surfaces. Le problème majeur de ces structures, en effet, est qu’elles acceptent des adhérents qui n’ont pas forcément les moyens ou les capacités de faire évoluer leurs propres magasins, si bien que l’enseigne tout entière en est handicapée. Reste cependant que l’appartenance à un réseau coopératif fournit une image et des moyens d’approvisionnement dont des commerçants indépendants n’auraient pu disposer autrement: grâce à ce réseau, de nombreux petits commerçants ont pu prendre le virage de la modernisation commerciale.

Coopératives de crédit

La coopération de crédit et d’épargne a connu un développement très inégal d’un pays à l’autre. C’est, bien sûr, en Allemagne, pays d’origine des caisses de crédit mutuel, que le mouvement est le plus puissant: les 3 000 coopératives de crédit regroupent 11,4 millions de sociétaires. Au Québec, les Caisses Desjardins sont les caisses d’épargne les plus puissantes du pays et financent l’ensemble du mouvement coopératif, associatif et mutualiste: c’est le premier employeur privé du Québec. Dans les autres pays, le développement des institutions financières coopératives est, en général, lié au fait qu’elles ont le monopole de la distribution de certains prêts aidés par la collectivité. Ainsi, au Danemark, c’était le cas jusqu’en 1987 pour les prêts sociaux destinés à l’accession au logement. En France, les prêts «bonifiés» (c’est-à-dire pour lesquels l’État prend en charge une partie des frais financiers) destinés à l’agriculture étaient distribués essentiellement par le Crédit agricole, tandis que le Crédit mutuel offrait un livret d’épargne (le livret bleu) aux revenus exemptés d’impôts, en contrepartie de l’affectation d’une partie des ressources à des prêts aux collectivités locales.

La quasi-totalité de ces circuits privilégiés a disparu. Le risque était alors que les banques coopératives se banalisent et perdent leur dynamisme. Il n’en a rien été. Depuis 1987, elles ont accru leurs parts de marché (21 p. 100 des encours de crédit en 1991), tant dans le crédit au logement que dans le crédit aux sociétés. Une des raisons de ce dynamisme provient de ce que, très implantées dans le public, elles collectent une part non négligeable de l’épargne populaire et se trouvent ainsi disposer de ressources en général moins coûteuses que celles qui proviennent du marché monétaire. Le revers de la médaille est qu’elles sont assez peu présentes dans le crédit aux entreprises, sauf lorsqu’il s’agit d’entreprises individuelles: le Crédit agricole est évidemment la banque principale des agriculteurs, mais aussi des coopératives agricoles, les Banques populaires sont bien implantées en ce qui concerne le crédit aux commerçants et aux artisans, et le Crédit mutuel est plutôt la banque des particuliers. Seul le Crédit coopératif ressemble à une banque d’affaires, avec près de la moitié de ses prêts à des sociétés, essentiellement à long terme. Contrairement au reste du mouvement coopératif, le problème principal des banques coopératives est non pas une insuffisance de fonds propres, mais le risque de banalisation: en concurrence directe avec des banques «classiques», elles pourraient être amenées à réduire leurs liens avec leur sociétariat et à se comporter, tant pour la collecte que pour les prêts, comme des banques capitalistes, soucieuses avant tout de rentabilité et de minimisation des risques. Jusqu’ici, cela n’a pas été le cas.

Coopératives ouvrières de production

Les sociétés coopératives ouvrières de production (S.C.O.P.) sont la branche la plus symbolique du mouvement coopératif. Celle-ci est pourtant loin d’être la plus importante: en France, 1 200 sociétés et un peu plus de 30 000 salariés. En Allemagne et en Belgique, ces coopératives sont même quasi absentes, très marginales au Québec et au Royaume-Uni. En revanche, elles sont florissantes en Italie, où elles se confédèrent en trois unions: la Lega nazionale delle cooperative e mutue (Lega) qui regroupe environ les trois quarts des 140 000 coopérateurs et qui est proche de l’ancien Parti communiste, la Confederazione cooperative italiane, qui regroupe environ un cinquième des coopérateurs et qui est proche de la démocratie-chrétienne; enfin, l’Associazione generale delle cooperative italiane, d’orientation plutôt social-démocrate. L’Espagne présente l’originalité d’avoir deux structures juridiques distinctes. D’une part, les Sociedades anonimas laborales (S.A.L.), instaurées en 1964, où les travailleurs sont majoritaires, mais où le capital n’est pas remboursable – donc pas variable – et où le principe «un homme, une voix» n’est pas appliqué, regroupent 40 000 salariés, dans 3 500 entreprises. D’autre part, les coopératives de travailleurs associés – 6 000 sociétés, 110 000 coopérateurs – appliquent l’intégralité des principes coopératifs.

Tous les indicateurs, toutes les enquêtes aboutissent à la même conclusion: les S.C.O.P. sont caractérisées par une participation nettement plus active de leur personnel. Ce dernier ne se contente pas d’apporter son travail: les membres salariés de la coopérative – et tous les salariés ayant plus d’un an d’ancienneté doivent être coopérateurs – se voient retenir chaque mois une part de leur salaire, qui est convertie en parts sociales, remboursables lors du départ de l’entreprise. Pourtant, après un bel essor au début des années quatre-vingt, le mouvement S.C.O.P. marque le pas. Certaines S.C.O.P. «historiques» ont même disparu récemment ou ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes: la Verrerie ouvrière d’Albi, l’A.O.I.P. et l’Avenir (une très grosse S.C.O.P. du bâtiment). Là encore, la difficulté la plus fréquente réside dans l’insuffisance des fonds propres, qui fragilise les coopératives ouvrières. Certes, la loi de 1992 permet de desserrer en partie ce goulet d’étranglement. Mais les garde-fous qui ont été adoptés pour éviter une dénaturation du mouvement coopératif – limitation des apports extérieurs à 35 p. 100 du capital, impartageabilité des réserves – limitent considérablement l’ouverture. Peut-être est-ce pour cette raison que le désir de démocratie dans l’entreprise se concrétise souvent sous des formes qui ne sont pas coopératives: l’actionnariat du personnel, très répandu aux États-Unis, où le nombre d’E.S.O.Ps – Employee Stock Ownership Plans , programmes d’acquisition d’actions par le personnel – tend à se multiplier, pour reprendre des firmes menacées de fermeture; les rachats d’entreprise par leurs salariés (R.E.S.), avec l’exemple français de Darty; la cogestion allemande, etc.

Autres formes de coopératives

En France, les autres types de coopératives sont moins fréquents. Les coopératives d’habitation, depuis 1971, ont été scindées en deux: d’un côté, les coopératives de production H.L.M., chargées des programmes de promotion immobilière (pour l’accession à la propriété et pour la location); de l’autre, les coopératives de construction, créées pour chaque programme et dissoutes lorsque le logement est remis à son propriétaire (société coopérative H.L.M. locatives ou particuliers accédant à la propriété) après paiement. Les coopératives de production reçoivent des prêts publics qu’elles remboursent à l’aide des loyers perçus ou des mensualités de remboursement de prêts effectuées par ceux qui accèdent à la propriété. Il existait, à la fin de 1989, 158 coopératives de production qui géraient 36 000 logements locatifs et 150 000 prêts d’accession à la propriété.

Quant aux coopératives d’artisans, bien que leur chiffre d’affaires atteigne 6 milliards de francs, cela ne représente que 1 p. 100 de l’activité artisanale: la faiblesse des coopératives d’approvisionnement ou de vente s’explique moins par une tradition individualiste (les artisans adhèrent massivement à leurs syndicats de métiers) que par la crainte de perdre son indépendance et de glisser vers une organisation collective de type industriel. Le libre choix de son fournisseur reste, pour l’artisan – boulanger, boucher ou couvreur –, une façon de se distinguer de ses concurrents. Les coopératives maritimes, en revanche, font preuve d’une forte vitalité: elles s’occupent des problèmes d’approvisionnement, de commercialisation, de gestion ou d’armement de navires pour le compte de leurs adhérents, artisans-pêcheurs. Une grande partie de la profession adhère à ces coopératives, peut-être en raison du rôle essentiel tenu, dans le financement de son activité, par le Crédit maritime, qui est une des branches du Crédit coopératif.

Ainsi, on le voit, la situation du mouvement coopératif est très différenciée selon ses branches. Ce qui rend sans objet toute analyse trop globale: aussi bien celle des adversaires du mouvement, qui en soulignent volontiers la bureaucratisation ou le traditionalisme (lesquels s’expliqueraient, selon eux, par l’absence de responsabilité personnelle qu’implique toute organisation collective), que celle de ses partisans du mouvement, qui exaltent à l’envi les vertus de la solidarité et l’avantage des groupements volontaires. Chacun des deux camps peut trouver, dans telle ou telle branche du mouvement, des arguments pour appuyer sa thèse. Il s’agit d’une discussion sans intérêt, parce qu’elle passe à côté de l’essentiel. Les branches aujourd’hui prospères sont surtout celles dans lesquelles l’organisation coopérative apporte une valorisation du patrimoine personnel des adhérents. Les coopératives de commerçants enrichissent leurs adhérents, parce que le succès d’une enseigne augmente la valeur marchande du magasin. Il en est de même pour les coopératives de production d’H.L.M.: ceux qui accèdent à la propriété empochent la plus-value foncière lorsqu’elle existe. Au contraire, la croissance de l’outil de production dans les coopératives de production, les coopératives agricoles ou de consommation reste propriété collective de l’organisation. Or ce sont ces coopératives qui rencontrent aujourd’hui le plus de problèmes. Non pas parce que le collectif serait moins performant que l’individuel. Mais, plus simplement, parce que les adhérents rechignent davantage à financer l’expansion d’un outil dont ils ne tireront qu’un profit indirect et aléatoire. Se développent alors des comportements de «passager clandestin», une réticence à assumer le coût du développement, en espérant que «les autres» – extérieurs? – suppléeront. Au risque, alors, de voir des logiques contradictoires entrer en conflit, les intérêts des apporteurs extérieurs de capitaux n’étant plus de même nature que ceux des coopérateurs. Le mouvement coopératif doit résoudre ce problème: à défaut, il risque de s’étioler.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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